La honte d'une déroute
4 participants
Page 1 sur 1
La honte d'une déroute
La honte d’une déroute
Ce récit a été écrit en 1990 à l’occasion du 50ème anniversaire de mai 1940, qui avait donné lieu à nombre d’articles dans les journaux et magazines. L’un d’eux paru dans le Figaro sous la plume de Claude Simon, prix Nobel de littérature 1985, qui avait participé à la campagne des Ardennes, et intitulé "la déroute des Flandres" m’avait d’autant plus intéressé et ému que je commandais à l’époque une batterie hippomobile de 75 du 33ème RANA, régiment d’artillerie de la 4 ème division d’infanterie nord africaine appartenant à l’armée Corap. Fait prisonnier en Belgique près de Philippeville le 15 mai 1940, j’ai vécu les premiers moments de la déroute qui rejoint et dépasse même les plus cuisantes défaites subies par nos armées depuis Azincourt et Sedan .J’en ai éprouvé une grande honte. Pendant des années un voile pudique a été jeté sur les aspects les plus lamentables de la préparation de la guerre, de la conduite des opérations et de l’inconscience de nos chefs militaires et de nos gouvernements.
L’incapacité de notre commandement dépasse tout ce que l’on peut imaginer. C’est essentiellement pour la dénoncer dans ce qui m’est apparu de plus saisissant que j’apporte ma contribution basée sur les expériences que j’ai vécues non seulement pendant la campagne de Belgique mais aussi pendant la "drôle de guerre" et pendant les années de paix qui l’ont précédée.
Je suis sorti de l’Ecole Polytechnique en 1933. C’était en pleine crise économique. La seule issue pour moi, n’étant pas parmi les vingt premiers qui pouvaient prétendre à une "botte", était de rester dans l’armée, au moins provisoirement. Dans l’état de décomposition où était arrivé notre pays, on entendait communément dire qu’il y avait pléthore d’ingénieurs
Certains anciens élèves des Arts et Métiers devaient cacher leur qualité d’ingénieur pour trouver un emploi de tourneur.
J’ai passé ensuite deux années de 1933 à 1935, comme sous-lieutenant à1’Ecole d’Application d’Artillerie de Fontainebleau. Avec le recul du temps je me demande à quoi et comment on a pu nous occuper, mes camarades et moi, pendant ces deux ans. L’enseignement y était complètement désuet et inadapté : pas un mot sur les blindés et l’aviation ! On en était resté à la guerre de 1914-18. Un exemple : le rôle de l’artillerie était -disait-on alors- de protéger notre infanterie par un rideau de feu. On appelait cela dans la précédente guerre: "Appui direct". Mais un général venait d’apporter une "importante" innovation: dans le règlement d’artillerie il avait fait changer cette dénomination en "soutien immédiat": c’était la même chose ! Génial, n’est-ce-pas ?
Pendant notre séjour à l’Ecole d’Artillerie nous avons visité un des gros ouvrages de la ligne Maginot : près de 3 000 hommes enterrés, avec, bien entendu, un esprit totalement défensif, ceci pour protéger à peine une quinzaine de kilomètres de front. Le reste de la frontière était une passoire. Il est vrai que l’Ardenne était réputée infranchissable depuis Jules César.
En 1935, je suis affecté sur ma demande à un régiment doté d’un matériel motorisé relativement moderne : le 155 tracté. Je me souviens d’un jour où je traversais Bayeux pendant la foire avec mon colonel. Déjà, en 1938, la plupart des paysans normands amenaient leur bétail dans des camionnettes ou des remorques tractées. Le colonel, qui était un homme de bon sens, me dit: "Voyez-vous ! L’armée a fait vers 1930 un effort de mécanisation dont notre régiment a bénéficié. Mais cet effort a été stoppé sous l’influence du lobby des éleveurs de chevaux. Les paysans sont motorisés et le gros de notre pauvre artillerie en reste au temps des fourgons modèle 1873 et des fourragères modèle 1886 (Je ne certifie pas l’exactitude de ces millésimes, qui ne sont qu’approximatifs). Vulnérabilité, manque de mobilité, nos batteries hippomobiles sont tout juste bonnes pour défiler dans la revue du 14 juillet !".
A la même époque, j’avais pris une initiative demeurée sans écho dans le reste de l’armée, celle d’entraîner mes hommes au tir contre les avions à l’aide d’un dispositif rudimentaire. J’avais tendu un fil avec une certaine pente entre deux bâtiments du quartier et je faisais déplacer une maquette d’avion sur ce fil. J’ai dû payer la maquette de mes propres deniers. Les Stukas auraient-ils pu nous attaquer impunément en piqué à quelques mètres de nos tètes si tous les fusils et mitrailleuses avaient été braqués contre eux ?
Survient la déclaration de guerre. En septembre et octobre 1939 je suis en Lorraine et j’assiste à un spectacle tenant du feu d’artifice : nos aérostiers, haut dans le ciel, observent les positions allemandes de la Sarre. Deux Messerschmitt apparaissent et, en une minute, tous les ballons sont descendus en flammes. Par quelle aberration a-t-on conservé ces "saucisses" de l’autre guerre, inéluctablement vouées à une fin tragique ?
Un peu plus tard, mon lieutenant-colonel, devenu colonel, me fait appeler au 33ème R.A.N.A., à la tête duquel il vient d’être nommé. C’était bien contre mon gré, car il s’agissait d’un régiment hippomobile, donc complètement inadapté à la guerre moderne. Que faisons-nous pendant les mois de la "drôle de guerre" passés à Trélon, à proximité de la frontière belge ? Rien ou presque rien. Nous creusons des tranchées avec des moyens rudimentaires et nous n’avons pas même le droit de réquisitionner chez les marchands de matériaux des drains de poterie tels que ceux qui sont couramment utilisés par les paysans pour assainir leurs prairies dans cette terre argileuse de Thiérache. Résultat : à la première pluie, toutes les tranchées sont envahies par l’eau et s’effondrent. Toutes sauf les miennes, et je n’en tire aucune vanité car, instruit par une expérience malheureuse dans mon précédent régiment en Lorraine, j’avais réussi à me procurer clandestinement le matériel nécessaire. On avait négligé de nous enseigner de tels détails pratiques.
Ma batterie est dotée d’une mitrailleuse Saint-Etienne, modèle 1907, alors que les parcs regorgent des armes plus modernes dont est pourvue l’infanterie. J’ai demandé de l’essayer. Autorisation refusée. Sans doute ne faut-il pas gaspiller les munitions. Nous ne faisons pas non plus d’exercice de tir réel au canon. Aucune instruction n’est prévue en ce qui concerne la défense antiaérienne. En revanche, on nous gratifie d’une manoeuvre antichar. Douze canons de 75 sont braqués sur le point qui nous a été désigné, où doit déboucher l’unique et antique char prévu au programme. Celui-ci est (fictivement) pulvérisé et l’arbitre arrête la manoeuvre. L’arme blindée est ridiculisée.
Survient l’offensive allemande du 10 mai 1940. Notre 4° D.I.N.A. est en réserve de l’armée CORAP. Nous montons vers le front en plusieurs étapes. Dans la nuit du 13 au 14 mai je suis l’itinéraire prévu mais d’autres s’égarent, ce qui me vaut de me retrouver en tête. Le jour est arrivé. Un petit avion allemand d’observation (Fiseler-Storch si j’ai bonne mémoire) survole la colonne, d’abord très haut, puis n’étant pas pris à partie, s’enhardit jusqu’à descendre à très basse altitude. Mon général de division lui-même, qui disposait d’armes lourdes, avait-il des doutes sur la nationalité de cet appareil, pourtant signalée par les croix qu’il portait sur ses ailes et sur son fuselage? Invraisemblable ? Mais alors comment expliquer qu’aucun coup de feu n’ait été tiré contre ce mouchard ?
En ce qui me concerne, grâce à l’erreur d’itinéraire signalée ci-dessus, j’étais déjà arrivé avec ma batterie dans le bois où je devais stationner. J’étais donc relativement à l’abri. Appelée par radio par le Fiseler-Storch, une escadrille de Stukas survient. Les troupes ignorent tout de ces engins qui plongent en piqué avec un bruit de sirène terrifiant en mitraillant et bombardant. Personne ne leur en a jamais parlé. C’est une surprise totale. Le carnage, dans la partie de la colonne restée à découvert, aurait pu être encore plus tragique si les avions allemands avaient pris la route en enfilade. Au lieu de cela ils piquent perpendiculairement à celle-ci, ce qui leur retire beaucoup d’efficacité. Ils ont surestimé la défense française et craignent, bien à tort, d’être des cibles trop faciles. Un peu plus tard ce sont plusieurs escadrilles, probablement une quarantaine d’avions, qui attaquent. Heureusement, ma position sous un couvert protège ma batterie.
Avec ma mitrailleuse modèle 1907 montée sur une fourragère que j’ai fait placer dans une petite clairière, je fais feu chaque fois qu’un Stuka apparaît entre les cimes des arbres. Mais mon arme ne peut tirer sans s’enrayer que deux ou trois coups de suite, parfois un seul. Je me vois encore ouvrant une plaque située du côté gauche, retirant la cartouche dont la balle s’est dessertie et éliminant la poudre qui s’est répandue. A un moment donné, je vois un Stuka qui, faisant une ressource après un piqué, me présente son arrière à une centaine de mètres. C’est la situation idéale pour "faire un carton". Par chance, je peux tirer trois coups de suite et je vois l’appareil faire un soubresaut. J’ai touché l’avion et probablement son pilote, mais je ne saurai jamais si je l’ai abattu car il a disparu derrière la cime des arbres. Les munitions de ma mitrailleuse qui, si je m’en souviens, étaient les mêmes que celles des mitrailleuse Hotchkiss de l’infanterie, n’avaient pas un calibrage assez précis pour cette arme délicate, que je n’avais pas été autorisé à essayer. D’où les incidents de tir. Avec une bonne mitrailleuse, placé comme je l’étais, j’aurais pu faire mouche plusieurs fois, beaucoup plus facilement qu’au tir aux pigeons.
Pendant ce temps, les bombardiers Junkers, lourdauds et tellement lents qu’on les croirait presqu’immobiles, se succèdent dans le ciel en direction du nord de la France, cibles faciles pour des chasseurs. Mais pas un seul appareil français n’apparaît dans le ciel. Le moral des troupes est au plus bas : "Nous sommes trahis ! On nous a menti ! Où sont nos avions ?"
Au début de l’après-midi du 14 mai le commandant de mon groupe reçoit l’ordre d’aller avec ses officiers reconnaître une position près de Flavion, à une quinzaine de kilomètres de Dinant. L’état-major lui a remis un schéma du type de la guerre 1914-18 : des "haricots" dessinés sur la carte encadrent les avant-postes, la position de résistance, la position d’artillerie. Sur la route, nous voyons des hommes qui fuient vers l’arrière, certains à cheval. C’est la déroute. Les Stukas attaquent cette fois dans l’enfilade de la route. La camionnette dans laquelle nous sommes entassés échappe de justesse à un tir. Sur le terrain à reconnaître, pas de bataillon: c’est le vide. Les Allemands ont déjà franchi la Meuse. Surviennent des blindés ennemis. Nous n’avons pas d’armes, sauf des pistolets. Il ne nous reste plus qu’à nous replier pour leur échapper, ce que nous réussissons de justesse.
A notre retour nous apprenons que le commandement a décidé un repli général sur les positions que nous occupions dans le nord de la France avant l’offensive allemande du 10 mai. Toutefois, ma batterie est désignée pour rester en arrière-garde au nord de Philippeville, à l’appui d’un bataillon nord-africain. Nous avions dans nos caissons quelques obus perforants et la logique de la guerre de mouvement aurait voulu que mes canons soient placés en bordure de la route sur l’axe Dinant-Philippeville où nous aurions pu infliger des pertes aux colonnes de la Wehrmarcht. Pas du tout ! Le "haricot" qui m’est assigné est à plusieurs centaines de mètres de cette route.
Le lendemain 15 mai matin, ma batterie occupe sa position. Soudain, j’aperçois un détachement de blindés se déplaçant en direction de Philippeville. Seules les tourelles sont visibles au-dessus des haies qui bordent la route. Amis se repliant ou ennemis progressant ? Dans l’incertitude, je décide de ne pas tirer. Et j’ai bien fait. J’ai appris par la suite que c’était la première hypothèse qui était la bonne et qu’un commandant de batterie de mon régiment avait tiré sur un char qu’il croyait allemand. Il a connu sa méprise lorsqu’il a vu en sortir un officier français grièvement blessé. Ni mon camarade, ni moi n’étions en possession des carnets de silhouettes des blindés des deux camps!
J’ai réussi le matin du 15 mai à prendre contact avec le chef de bataillon que je devais appuyer. Son unité était réduite à une demi-compagnie et, placé comme moi hors des axes de progression des blindés ennemis, il envisageait de se replier sur une autre position. Au fur et à mesure que le temps passait, les renseignements dont nous disposions et le bruit des combats montraient que les avant-gardes ennemies étaient parvenues loin derrière nous.
Dans ces conditions, j’ai décidé de replier ma batterie vers le gros de mon régiment. Parti en reconnaissance avec un petit détachement, j’ai été pris à partie par un side-car armé d’une mitrailleuse, aussitôt rejoint par la colonne de véhicules blindés qu’il précédait en éclaireur.
C’était le vendredi 15 mai 1940 en fin d’après-midi, début de ma captivité.
Artilleur, je n’avais pas tiré un seul coup de canon. En guise de consolation, il restait dans ma mémoire l’image de cet avion ennemi que j’avais touché, et peut-être abattu, avec une obsolète mitrailleuse d’infanterie.
Pierre CARTRON
Ce récit a été écrit en 1990 à l’occasion du 50ème anniversaire de mai 1940, qui avait donné lieu à nombre d’articles dans les journaux et magazines. L’un d’eux paru dans le Figaro sous la plume de Claude Simon, prix Nobel de littérature 1985, qui avait participé à la campagne des Ardennes, et intitulé "la déroute des Flandres" m’avait d’autant plus intéressé et ému que je commandais à l’époque une batterie hippomobile de 75 du 33ème RANA, régiment d’artillerie de la 4 ème division d’infanterie nord africaine appartenant à l’armée Corap. Fait prisonnier en Belgique près de Philippeville le 15 mai 1940, j’ai vécu les premiers moments de la déroute qui rejoint et dépasse même les plus cuisantes défaites subies par nos armées depuis Azincourt et Sedan .J’en ai éprouvé une grande honte. Pendant des années un voile pudique a été jeté sur les aspects les plus lamentables de la préparation de la guerre, de la conduite des opérations et de l’inconscience de nos chefs militaires et de nos gouvernements.
L’incapacité de notre commandement dépasse tout ce que l’on peut imaginer. C’est essentiellement pour la dénoncer dans ce qui m’est apparu de plus saisissant que j’apporte ma contribution basée sur les expériences que j’ai vécues non seulement pendant la campagne de Belgique mais aussi pendant la "drôle de guerre" et pendant les années de paix qui l’ont précédée.
Je suis sorti de l’Ecole Polytechnique en 1933. C’était en pleine crise économique. La seule issue pour moi, n’étant pas parmi les vingt premiers qui pouvaient prétendre à une "botte", était de rester dans l’armée, au moins provisoirement. Dans l’état de décomposition où était arrivé notre pays, on entendait communément dire qu’il y avait pléthore d’ingénieurs
Certains anciens élèves des Arts et Métiers devaient cacher leur qualité d’ingénieur pour trouver un emploi de tourneur.
J’ai passé ensuite deux années de 1933 à 1935, comme sous-lieutenant à1’Ecole d’Application d’Artillerie de Fontainebleau. Avec le recul du temps je me demande à quoi et comment on a pu nous occuper, mes camarades et moi, pendant ces deux ans. L’enseignement y était complètement désuet et inadapté : pas un mot sur les blindés et l’aviation ! On en était resté à la guerre de 1914-18. Un exemple : le rôle de l’artillerie était -disait-on alors- de protéger notre infanterie par un rideau de feu. On appelait cela dans la précédente guerre: "Appui direct". Mais un général venait d’apporter une "importante" innovation: dans le règlement d’artillerie il avait fait changer cette dénomination en "soutien immédiat": c’était la même chose ! Génial, n’est-ce-pas ?
Pendant notre séjour à l’Ecole d’Artillerie nous avons visité un des gros ouvrages de la ligne Maginot : près de 3 000 hommes enterrés, avec, bien entendu, un esprit totalement défensif, ceci pour protéger à peine une quinzaine de kilomètres de front. Le reste de la frontière était une passoire. Il est vrai que l’Ardenne était réputée infranchissable depuis Jules César.
En 1935, je suis affecté sur ma demande à un régiment doté d’un matériel motorisé relativement moderne : le 155 tracté. Je me souviens d’un jour où je traversais Bayeux pendant la foire avec mon colonel. Déjà, en 1938, la plupart des paysans normands amenaient leur bétail dans des camionnettes ou des remorques tractées. Le colonel, qui était un homme de bon sens, me dit: "Voyez-vous ! L’armée a fait vers 1930 un effort de mécanisation dont notre régiment a bénéficié. Mais cet effort a été stoppé sous l’influence du lobby des éleveurs de chevaux. Les paysans sont motorisés et le gros de notre pauvre artillerie en reste au temps des fourgons modèle 1873 et des fourragères modèle 1886 (Je ne certifie pas l’exactitude de ces millésimes, qui ne sont qu’approximatifs). Vulnérabilité, manque de mobilité, nos batteries hippomobiles sont tout juste bonnes pour défiler dans la revue du 14 juillet !".
A la même époque, j’avais pris une initiative demeurée sans écho dans le reste de l’armée, celle d’entraîner mes hommes au tir contre les avions à l’aide d’un dispositif rudimentaire. J’avais tendu un fil avec une certaine pente entre deux bâtiments du quartier et je faisais déplacer une maquette d’avion sur ce fil. J’ai dû payer la maquette de mes propres deniers. Les Stukas auraient-ils pu nous attaquer impunément en piqué à quelques mètres de nos tètes si tous les fusils et mitrailleuses avaient été braqués contre eux ?
Survient la déclaration de guerre. En septembre et octobre 1939 je suis en Lorraine et j’assiste à un spectacle tenant du feu d’artifice : nos aérostiers, haut dans le ciel, observent les positions allemandes de la Sarre. Deux Messerschmitt apparaissent et, en une minute, tous les ballons sont descendus en flammes. Par quelle aberration a-t-on conservé ces "saucisses" de l’autre guerre, inéluctablement vouées à une fin tragique ?
Un peu plus tard, mon lieutenant-colonel, devenu colonel, me fait appeler au 33ème R.A.N.A., à la tête duquel il vient d’être nommé. C’était bien contre mon gré, car il s’agissait d’un régiment hippomobile, donc complètement inadapté à la guerre moderne. Que faisons-nous pendant les mois de la "drôle de guerre" passés à Trélon, à proximité de la frontière belge ? Rien ou presque rien. Nous creusons des tranchées avec des moyens rudimentaires et nous n’avons pas même le droit de réquisitionner chez les marchands de matériaux des drains de poterie tels que ceux qui sont couramment utilisés par les paysans pour assainir leurs prairies dans cette terre argileuse de Thiérache. Résultat : à la première pluie, toutes les tranchées sont envahies par l’eau et s’effondrent. Toutes sauf les miennes, et je n’en tire aucune vanité car, instruit par une expérience malheureuse dans mon précédent régiment en Lorraine, j’avais réussi à me procurer clandestinement le matériel nécessaire. On avait négligé de nous enseigner de tels détails pratiques.
Ma batterie est dotée d’une mitrailleuse Saint-Etienne, modèle 1907, alors que les parcs regorgent des armes plus modernes dont est pourvue l’infanterie. J’ai demandé de l’essayer. Autorisation refusée. Sans doute ne faut-il pas gaspiller les munitions. Nous ne faisons pas non plus d’exercice de tir réel au canon. Aucune instruction n’est prévue en ce qui concerne la défense antiaérienne. En revanche, on nous gratifie d’une manoeuvre antichar. Douze canons de 75 sont braqués sur le point qui nous a été désigné, où doit déboucher l’unique et antique char prévu au programme. Celui-ci est (fictivement) pulvérisé et l’arbitre arrête la manoeuvre. L’arme blindée est ridiculisée.
Survient l’offensive allemande du 10 mai 1940. Notre 4° D.I.N.A. est en réserve de l’armée CORAP. Nous montons vers le front en plusieurs étapes. Dans la nuit du 13 au 14 mai je suis l’itinéraire prévu mais d’autres s’égarent, ce qui me vaut de me retrouver en tête. Le jour est arrivé. Un petit avion allemand d’observation (Fiseler-Storch si j’ai bonne mémoire) survole la colonne, d’abord très haut, puis n’étant pas pris à partie, s’enhardit jusqu’à descendre à très basse altitude. Mon général de division lui-même, qui disposait d’armes lourdes, avait-il des doutes sur la nationalité de cet appareil, pourtant signalée par les croix qu’il portait sur ses ailes et sur son fuselage? Invraisemblable ? Mais alors comment expliquer qu’aucun coup de feu n’ait été tiré contre ce mouchard ?
En ce qui me concerne, grâce à l’erreur d’itinéraire signalée ci-dessus, j’étais déjà arrivé avec ma batterie dans le bois où je devais stationner. J’étais donc relativement à l’abri. Appelée par radio par le Fiseler-Storch, une escadrille de Stukas survient. Les troupes ignorent tout de ces engins qui plongent en piqué avec un bruit de sirène terrifiant en mitraillant et bombardant. Personne ne leur en a jamais parlé. C’est une surprise totale. Le carnage, dans la partie de la colonne restée à découvert, aurait pu être encore plus tragique si les avions allemands avaient pris la route en enfilade. Au lieu de cela ils piquent perpendiculairement à celle-ci, ce qui leur retire beaucoup d’efficacité. Ils ont surestimé la défense française et craignent, bien à tort, d’être des cibles trop faciles. Un peu plus tard ce sont plusieurs escadrilles, probablement une quarantaine d’avions, qui attaquent. Heureusement, ma position sous un couvert protège ma batterie.
Avec ma mitrailleuse modèle 1907 montée sur une fourragère que j’ai fait placer dans une petite clairière, je fais feu chaque fois qu’un Stuka apparaît entre les cimes des arbres. Mais mon arme ne peut tirer sans s’enrayer que deux ou trois coups de suite, parfois un seul. Je me vois encore ouvrant une plaque située du côté gauche, retirant la cartouche dont la balle s’est dessertie et éliminant la poudre qui s’est répandue. A un moment donné, je vois un Stuka qui, faisant une ressource après un piqué, me présente son arrière à une centaine de mètres. C’est la situation idéale pour "faire un carton". Par chance, je peux tirer trois coups de suite et je vois l’appareil faire un soubresaut. J’ai touché l’avion et probablement son pilote, mais je ne saurai jamais si je l’ai abattu car il a disparu derrière la cime des arbres. Les munitions de ma mitrailleuse qui, si je m’en souviens, étaient les mêmes que celles des mitrailleuse Hotchkiss de l’infanterie, n’avaient pas un calibrage assez précis pour cette arme délicate, que je n’avais pas été autorisé à essayer. D’où les incidents de tir. Avec une bonne mitrailleuse, placé comme je l’étais, j’aurais pu faire mouche plusieurs fois, beaucoup plus facilement qu’au tir aux pigeons.
Pendant ce temps, les bombardiers Junkers, lourdauds et tellement lents qu’on les croirait presqu’immobiles, se succèdent dans le ciel en direction du nord de la France, cibles faciles pour des chasseurs. Mais pas un seul appareil français n’apparaît dans le ciel. Le moral des troupes est au plus bas : "Nous sommes trahis ! On nous a menti ! Où sont nos avions ?"
Au début de l’après-midi du 14 mai le commandant de mon groupe reçoit l’ordre d’aller avec ses officiers reconnaître une position près de Flavion, à une quinzaine de kilomètres de Dinant. L’état-major lui a remis un schéma du type de la guerre 1914-18 : des "haricots" dessinés sur la carte encadrent les avant-postes, la position de résistance, la position d’artillerie. Sur la route, nous voyons des hommes qui fuient vers l’arrière, certains à cheval. C’est la déroute. Les Stukas attaquent cette fois dans l’enfilade de la route. La camionnette dans laquelle nous sommes entassés échappe de justesse à un tir. Sur le terrain à reconnaître, pas de bataillon: c’est le vide. Les Allemands ont déjà franchi la Meuse. Surviennent des blindés ennemis. Nous n’avons pas d’armes, sauf des pistolets. Il ne nous reste plus qu’à nous replier pour leur échapper, ce que nous réussissons de justesse.
A notre retour nous apprenons que le commandement a décidé un repli général sur les positions que nous occupions dans le nord de la France avant l’offensive allemande du 10 mai. Toutefois, ma batterie est désignée pour rester en arrière-garde au nord de Philippeville, à l’appui d’un bataillon nord-africain. Nous avions dans nos caissons quelques obus perforants et la logique de la guerre de mouvement aurait voulu que mes canons soient placés en bordure de la route sur l’axe Dinant-Philippeville où nous aurions pu infliger des pertes aux colonnes de la Wehrmarcht. Pas du tout ! Le "haricot" qui m’est assigné est à plusieurs centaines de mètres de cette route.
Le lendemain 15 mai matin, ma batterie occupe sa position. Soudain, j’aperçois un détachement de blindés se déplaçant en direction de Philippeville. Seules les tourelles sont visibles au-dessus des haies qui bordent la route. Amis se repliant ou ennemis progressant ? Dans l’incertitude, je décide de ne pas tirer. Et j’ai bien fait. J’ai appris par la suite que c’était la première hypothèse qui était la bonne et qu’un commandant de batterie de mon régiment avait tiré sur un char qu’il croyait allemand. Il a connu sa méprise lorsqu’il a vu en sortir un officier français grièvement blessé. Ni mon camarade, ni moi n’étions en possession des carnets de silhouettes des blindés des deux camps!
J’ai réussi le matin du 15 mai à prendre contact avec le chef de bataillon que je devais appuyer. Son unité était réduite à une demi-compagnie et, placé comme moi hors des axes de progression des blindés ennemis, il envisageait de se replier sur une autre position. Au fur et à mesure que le temps passait, les renseignements dont nous disposions et le bruit des combats montraient que les avant-gardes ennemies étaient parvenues loin derrière nous.
Dans ces conditions, j’ai décidé de replier ma batterie vers le gros de mon régiment. Parti en reconnaissance avec un petit détachement, j’ai été pris à partie par un side-car armé d’une mitrailleuse, aussitôt rejoint par la colonne de véhicules blindés qu’il précédait en éclaireur.
C’était le vendredi 15 mai 1940 en fin d’après-midi, début de ma captivité.
Artilleur, je n’avais pas tiré un seul coup de canon. En guise de consolation, il restait dans ma mémoire l’image de cet avion ennemi que j’avais touché, et peut-être abattu, avec une obsolète mitrailleuse d’infanterie.
Pierre CARTRON
La honte d'une défaite
Merci Kali pour ce document témoignage!
On se rend compte, et on le savait, la France n'était pas préparée pour cette guerre qu'elle mit longtemps à accepter!
Le souvenir des boucheries de 1914 et 1917 était encore ancré dans la mémoire collective et il n'était pas question de partir "la fleur au fusil".
amitiés
On se rend compte, et on le savait, la France n'était pas préparée pour cette guerre qu'elle mit longtemps à accepter!
Le souvenir des boucheries de 1914 et 1917 était encore ancré dans la mémoire collective et il n'était pas question de partir "la fleur au fusil".
amitiés
Tobrouk- Admin
- Nombre de messages : 2753
Age : 74
Situation géo. : Evreux
Loisirs : Math, histoire militaire, science, astronomie et météo!
Date d'inscription : 10/01/2006
Re: La honte d'une déroute
Merci kalimèra pour ce récit,
il montre à quel point la France de l'époque était "en retard d'une guerre".
à plus mike
il montre à quel point la France de l'époque était "en retard d'une guerre".
à plus mike
Re: La honte d'une déroute
Merci kalimèra
capablanca- Admin
- Nombre de messages : 543
Age : 46
Date d'inscription : 28/12/2006
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum